Zubiri (Georges de PORTO-RICHE)

Fantaisie en un acte, tirée d’un récit de Victor Hugo.

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre-Français, le 1er février 1912.

 

Personnages

 

SÉRIO

RODOLPHE

TEMPLIER

ZUBIRI

 

Un salon particulier dans un restaurant de nuit : fleurs, vins rares, plats dressés, candélabres allumés sur la table. Une heure  du matin, à Paris, vers 1845.

 

 

À LÉON BLUM

 

J’aurais voulu vous offrir une œuvre plus importante et plus personnelle que ce divertissement, dont le texte est presque tout entier de Victor Hugo. Mais fêtais impatient de vous dédier quelque chose. mon cher ami ; et je me hâte d’inscrire ici votre nom respecté, ce nom qui signifie droiture et talent.

 

Fidèlement à vous,

 

GEORGES DE PORTO-RICHE.

 

24 Janvier 1909.

 

 

Scène première

 

TEMPLIER, SÉRIO, RODOLPHE

 

Autour de la table, Sério, Templier. Ils causent en fumant. Rodolphe est assis au piano.

TEMPLIER, à Rodolphe.

La Marseillaise !

SÉRIO.

Arrêtez-vous, c’est défendu.

RODOLPHE, sans cesser de jouer.

Permis, depuis les Trois-Glorieuses...

S’interrompant.

Dites donc, Sério, la petite se fait un peu désirer.

TEMPLIER.

Les Italiens finissent pourtant avant minuit.

SÉRIO, avec jalousie.

Son ballet se termine à dix heures et demie.

RODOLPHE.

Si vous alliez la chercher ?

SÉRIO.

Elle ne veut plus que je pénètre dans les coulisses.

TEMPLIER.

Est-il obéissant !

RODOLPHE.

Parions qu’elle le bat.

SÉRIO, gravement.

C’est plus vrai que vous ne pensez.

TEMPLIER, prêtant l’oreille.

La voilà.

SÉRIO, avec joie.

Je reconnais le bruit de ses jupes.

Zubiri paraît, vêtue d’un costume somptueux et désordonné.

 

 

Scène II

 

TEMPLIER, SÉRIO, RODOLPHE, ZUBIRI

 

ZUBIRI, brusquement et gaiement.

Je viens d’être embrassée par une femme.

RODOLPHE.

Par une femme ?

ZUBIRI.

Très jolie, ma foi. Elle s’est précipitée sur moi dans le couloir et m’a planté un baiser dans le cou.

SÉRIO, avec jalousie.

La gueuse !

ZUBIRI.

Eh bien, quoi, c’est pas un homme !

RODOLPHE, lui ôtant son manteau.

Petite Zubiri, regardez la pendule.

ZUBIRI.

Il fallait commencer sans moi.

À Sério.

Je suis en retard ?

SÉRIO.

Je ne trouve pas, moi.

TEMPLIER.

Le poltron !

ZUBIRI, à Sério.

Maintenant, plus un mot, et assieds-toi là.

SÉRIO, se rapprochant d’elle.

Pas si loin.

Ils s’installent tous les quatre autour de la table et commencent à souper.

ZUBIRI, à Templier.

Quant à vous. Monsieur, mettez-vous près de moi, et ne me faites pas le pied ; il ne faut pas trahir le bêta. Si vous saviez, c’est moi qui suis bête : je l’aime. Vous le voyez, il est très laid.

RODOLPHE, découpant un poulet.

Pas tant que ça.

ZUBIRI, s’asseyant entre Templier et Sério.

C’est vrai qu’il a du talent, un grand talent même, mais imaginez-vous qu’il m’a prise d’une drôle de façon. Depuis quelque temps. Je le voyais dans les coulisses rôder, et je disais : « Qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur qui est si laid ? » Je dis cela au prince Caprasti, qui l’amena un soir souper. Quand je le vis de près, je dis : c’est un singe. Lui me regardait je ne sais pas comment. À la fin du souper, je lui pressai la main en lui présentant une assiette. En prenant congé, il me demanda tout bas : – Quel jour voulez-vous que je revienne ? – Je lui répondis : – Quel jour ? Ne venez pas le jour, vous êtes trop laid ; venez la nuit. – Il vint un soir ; je fis éteindre toutes les bougies. Il revint le lendemain, et puis encore le lendemain, comme cela pendant trois nuits. Je ne savais ce que j’avais.

À Templier qui lui offre à boire.

Pas de Champagne, je préfère le bourgogne.

Reprenant.

Le quatrième jour, je dis à ma maîtresse de piano : Je ne sais pas ce que j’ai. Il y a un homme que je ne connais pas, – je ne savais seulement pas son nom, – qui vient tous les soirs. Il me prend la tête sur sa poitrine et puis il me parle doucement, si doucement. Il est très pauvre, il n’a pas le sou, il a deux sœurs qui n’ont rien, il est malade, il a des palpitations...

Sério fait un geste d’acquiescement.

Un peu trop de palpitations ! J’ai une peur de chien d’être amoureuse folle de lui. Ma maîtresse me dit : « Bah !... » Le cinquième jour, il me sembla que cela s’en allait. Je dis à ma maîtresse de piano : « Mais c’est qu’il commence à m’ennuyer beaucoup, ce monsieur ! » Je ne savais pas du tout où j’en étais. Monsieur, cela dure depuis trente-deux jours. Et figurez-vous que, lui, il ne dort pas. C’est un homme qui n’a pas de sommeil. Le matin, je le chasse à grands coups de pied.

SÉRIO, tout bas.

C’est vrai, elle rue.

ZUBIRI, à Rodolphe.

Mais, Monsieur, vous me laissez mourir de soif !

TEMPLIER, lui versant à boire.

Voici du chambertin.

ZUBIRI, à Sério.

Tu es vraiment trop laid, vois-tu, pour avoir une jolie femme comme moi.

À Templier.

Au fait. Monsieur, vous ne pouvez pas me juger ; ma figure est une figure chiffonnée, voilà tout ; mais j’ai vraiment de bien jolies choses. Dis donc, Sério, veux-tu que je lui montre ma gorge ?

SÉRIO, pâlissant.

Faites.

Zubiri écarte lentement, d’un mouvement plein de coquetterie et d’hésitation, sa robe entr’ouverte ; interrogeant Sério avec des yeux qui l’adorent et un sourire qui se moque de lui.

ZUBIRI.

Qu’est-ce que cela te fait que je lui montre ma gorge, dis, Sério ? Il faut bien qu’il voie. Aussi bien, je serai à lui quelqu’un de ces jours. Je vais lui montrer. Veux-tu ?

SÉRIO, soumis et furieux.

Faites.

ZUBIRI, éclatant de rire.

Tiens ! quand il verrait ma gorge, Sério. Tout le monde l’a vue. Hein ? ce n’est pas ces dames de la Comédie-Française qui vous ont de ces seins-là !

Elle saisit résolument sa robe des deux mains et laisse voir sa gorge.

SÉRIO, avec jalousie, avec mépris.

Mais regardez donc la gorge d’une vierge et le sourire d’une fille.

ZUBIRI, déjà un peu grise.

Ah ! tu sais bien que je t’aime. Ne te fâche pas. Parce que tu n’as eu jusqu’ici que des vieilles femmes ! tu n’es pas accoutumé à nous autres, pardi ! C’est tout simple, tes vieilles, elles n’avaient rien à montrer.

S’asseyant sur ses genoux.

C’est vrai, mon pauvre garçon, tu n’as encore eu que des vieilles femmes. Tu es si laid ! Eh bien ! qu’est-ce que tu veux qu’elles te montrent : ta princesse de Belle-Joyeuse, ce spectre ! ta comtesse d’Agorta, cette sorcière ! Et ton grand diable de bas-bleu de cinquante-cinq ans, qui a les cheveux blondasses, et qui te promet l’Institut ! Voyons, mon amour, qu’est-ce que tu préfères, un fauteuil à l’Académie, ou la chaise-longue de ta maîtresse ?

SÉRIO, farouche.

Vos cheveux sont défaits.

ZUBIRI.

Et je perds mon soulier.

Templier lui remet son soulier.

SÉRIO, avec jalousie.

Templier !

ZUBIRI, à Templier, tout en relevant ses cheveux.

Merci, monsieur.

Chantant.

Elle était déchaussée, elle était décoiffée.

Rodolphe se lève de table et s’assied au piano.

ZUBIRI, reprenant.

Elle était déchaussée, elle était décoiffée.
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée.
Et je lui dis : Veux-tu t’en venir dans les champs ?

S’interrompant ; à Rodolphe.

Veux-tu ? Veux-tu ?

Reprenant.

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons.
Et je lui dis : Veux-tu, c’est le mois où l’on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

S’interrompant, à Templier.

Veux-tu ? Veux-tu ?... Tiens, un de mes petits peignes a glissé dans mon dos.

Reprenant.

Elle essuya ses pieds à l’herbe de la rive.
Elle me regarda pour la seconde fois.
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l’eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage.
Ses cheveux dans les yeux, et riant au travers.

SÉRIO, éperdument.

Je vous aime, Zubiri !

RODOLPHE.

Gare à Mme Viardot !

ZUBIRI.

Repêchez-moi mon peigne, monsieur Templier.

SÉRIO, suppliant.

Zubiri !

ZUBIRI, à Templier qui glisse sa main entre ses épaules.

Plus bas, sous ma chemise.

SÉRIO, levant le poing sur Templier.

Monsieur !...

ZUBIRI, à Sério.

À bas les pattes !

RODOLPHE.

Vous l’assassinez, Zubiri.

ZUBIRI, avec cynisme.

Il m’a bien tuée, la nuit dernière.

Chantant.

Elle était déchaussée...

À Templier.

Ne me chatouillez pas.

SÉRIO, avec désespoir.

Zubiri !

TEMPLIER, fouillant dans le dos de Zubiri.

Je le tiens.

SÉRIO.

Mais Zubiri !...

ZUBIRI, chantant.

Elle était décoiffée.

SÉRIO.

Zubiri !

Il s’affaisse sur sa chaise et s’évanouit.

ZUBIRI, se précipitant vers Sério.

Qu’y a-t-il ? Eh bien, es-tu bête !

Elle lui frappe dans les mains, lui jette de Veau au visage. Sério rouvre les yeux. S’asseyant sur les pieds de Sério et lui prenant les mains.

Cette canaille ! Se trouver mal parce que je montre ma nuque. Ah bien ! s’il me connaissait seulement depuis six mois, il en aurait eu des évanouissements ! Mais enfin, tu n’es pas un crétin, cependant, Sério, tu sais bien que Zurbara a fait mon portrait toute nue ?

SÉRIO.

Oui. Et il a fait une grosse femme lourde, une Flamande ; c’est bien mauvais.

ZUBIRI.

C’est un animal, et comme je n’avais pas d’argent pour payer le portrait, il l’offre en ce moment à je ne sais plus qui pour une pendule. Eh bien, tu vois bien, il ne faut pas te fâcher. Qu’est-ce que c’est qu’une nuque de femme... et qu’est-ce que c’est que le reste ? D’ailleurs, il est certain que ton ami sera mon amant après toi, vois-tu. Oh ! en ce moment-ci. Monsieur, je ne pourrais pas. Vous seriez Louis XIV, que je ne le pourrais pas. On me donnerait cinquante mille francs que je ne pourrais pas tromper Sério. Tenez, j’ai le prince Caprasti, qui reviendra un de ces jours. Et puis, un autre encore. Vous savez, on a toujours un fond de commerce. Et puis, il y a des gens qui ont envie de moi. Il y a toujours des curieux qui ont de l’argent et qui disent : Tiens, je voudrais passer une nuit avec ce petit rat, avec cette créature, avec cette fille, avec ces yeux, avec ces épaules, avec cette effronterie, avec ce cynisme. Ça doit être drôle à voir de près, cette Zubiri-là, elle danse si gentiment. – Eh bien, personne ! je ne veux de personne ! Je suis accoutumée à Caprasti. Monsieur, quand Caprasti reviendra, je ne pourrai pas le supporter plus de dix minutes : s’il reste un quart d’heure, je le tue.

RODOLPHE.

On peut faire beaucoup de choses, en dix minutes...

ZUBIRI, entourant Sério de ses bras et lui boutonnant le col de sa chemise.

Est-il canaille de s’être trouvé mal et de m’avoir fait peur comme cela ! Ah ! voilà qu’il se remet tout à fait.

Trouvant des fleurs sur la poitrine de Sério.

Tiens, tu as conservé mes fleurs ?

SÉRIO, amèrement.

Je suis bien sûr que vous n’avez pas conservé les miennes.

ZUBIRI.

Ingrat ! Je les ai cachées dans un petit coffret qui me vient de ma première communion.

SÉRIO.

Sérieusement ?

ZUBIRI, brandissant les fleurs.

C’est lui qui me les a cueillies avant-hier sur le rocher de Sainte-Adresse. Le vent soufflait d’une façon terrible. J’étais restée à cent mètres en arrière ; j’ai cru que la tempête allait l’emporter.

RODOLPHE.

Lui ?

ZUBIRI.

Oui, lui, malgré son grand corps.

Déclamant.

J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.
Dans l’âpre escarpement qui sur le flot s’incline,
Que l’aigle connaît seul et peut seul approcher,
Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.
L’ombre baignait les flancs du morne promontoire ;
Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire.
Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,
À l’endroit où s’était englouti le soleil,
La sombre nuit bâtir un porche de nuées.
Des voiles s’enfuyaient, au loin diminuées ;
Quelques toits, s’éclairant au fond d’un entonnoir,
Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.

S’interrompant.

Un peu sévère, cette histoire-là.

RODOLPHE.

Ne vous arrêtez donc pas.

ZUBIRI.

Mon professeur a dit que si Rachel m’entendait, elle serait jalouse...

SÉRIO.

Pour sûr.

Zubiri tendant son verre à Templier.

TEMPLIER.

Toujours du bourgogne ?

ZUBIRI, buvant.

C’est plus gai.

Continuant.

J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.
Elle est pâle, et n’a pas de corolle embaumée.
Sa racine n’a pris sur la crête des monts
Que l’amère senteur des glauques goémons :
Moi, j’ai dit : Pauvre fleur, du haut de cette cime
Tu devais t’en aller dans cet immense abîme
Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.
Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.
Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.
Le Ciel qui te créa pour t’effeuiller dans l’onde,
Te fit pour l’Océan, je te donne à l’Amour.
Le vent mêlait les flots ; il ne restait du jour
Qu’une vague lueur, lentement effacée.
Oh ! comme j’étais triste au fond de ma pensée.
Tandis que je songeais, et que le gouffre noir
M’entrait dans l’âme avec tous les frissons du soir.

TEMPLIER.

Bravo.

RODOLPHE.

Petite Zubiri, vous aurez du talent.

TEMPLIER.

Comme sa voix est émouvante !

SÉRIO.

Je vous aime, Zubiri.

ZUBIRI, caressante.

Ô mon vieux pauvre, moi aussi je t’aime !

À Templier.

Monsieur, il me réveille toutes les nuits à quatre heures du matin, et il me parle de sa famille, de sa pauvreté, et de son grand tableau qu’il a fait pour le Conseil d’État. Moi, ça me fait pleurer, le Conseil d’État. Après cela, il se fiche peut-être de moi avec ses jérémiades ; c’est peut-être une balançoire qu’il avait aussi avec des vieilles femmes. Tous ces hommes sont si gredins ! Je suis bien bête de me laisser prendre à tout cela, n’est-ce pas ? C’est égal, cela me prend. Je pense à lui dans le jour ; c’est bizarre. Mais c’est que je suis amoureuse pour de bon, amoureuse de ce sapajou !

SÉRIO.

Zubiri !

ZUBIRI.

Oui, Messieurs, de ce sapajou de Sério. Enfin, figurez-vous que je l’appelle ma mère, oui, ma mère... même quand je suis dans ses bras... Mais il est des moments où je suis toute triste.

À Templier.

Encore un peu de vin.

Poursuivant.

Savez-vous ? J’ai envie de mourir. Au fait, je vais avoir vingt-quatre ans, je vais être vieille aussi, moi. À quoi bon se rider, se faner, et se défaire peu à peu ? Il vaut bien mieux s’en aller tout d’un coup. Cela fait dire au moins à quelques flâneurs qui fument leur cigare devant Tortoni : – Tiens, vous savez, cette jolie fille ? elle est morte. Tandis, que plus tard, on dit : – Quand donc mourra-t-elle, cette affreuse sorcière ? Qu’est-ce qu’elle a donc à vivre comme cela ? C’est ennuyeux ! – Voilà les élégies que je me fais. Aussi, je suis décidée à mourir jeune, je ne veux pas dépasser vingt-cinq ans. C’est convenu entre le pape et moi.

SÉRIO.

Comme la petite Maillard.

RODOLPHE.

Elle avait de beaux yeux, la malheureuse !

TEMPLIER.

Mais ses genoux étaient pointus.

ZUBIRI, à Sério.

Tu entends, Sério ?

RODOLPHE.

Passe encore, le jour, sous la robe ; mais la nuit, sous les draps, quand on est l’un contre l’autre...

TEMPLIER.

On attrape des bleus.

ZUBIRI.

Si vous croyez que les hommes n’en donnent pas ! j’en porte un sur la cuisse gauche, que je dois à ce misérable, et qui est large comme un louis de cent francs !

Relevant sa robe.

Jugez plutôt.

SÉRIO, furieux.

Zubiri !

ZUBIRI, à Templier.

D’abord, Monsieur, vous n’avez pas encore vu ma jambe de près. Vous ne connaissez que ma jambe de danseuse, vous allez admirer ma jambe de femme.

SÉRIO, hors de lui.

Zubiri !

ZUBIRI, à Templier, posant sa jambe demi-nue sur la nappe.

Monsieur, je vous défends de dire à votre Cercle que mon genou est pointu ; il ne faut pas faire de mensonges. Constatez : il est rond et luisant, poli comme le crâne de mon capucin d’oncle... En voilà un qui aime l’amour !

SÉRIO, suppliant.

Zubiri !

RODOLPHE, examinant la jambe de Zubiri.

Et cette fameuse meurtrissure ? Je ne la découvre pas.

ZUBIRI, debout sur la table.

Le bleu qu’il m’a fait ? Le voici, là, plus haut que ma jarretière ! Mettez un baiser dessus.

RODOLPHE, obéissant.

Merci.

SÉRIO.

Zubiri !

ZUBIRI, s’attendrissant sur elle-même et embrassant sa jambe.

Ma gentille petite cuisse !

SÉRIO.

Zubiri !

ZUBIRI, proposant sa jambe à Templier.

Et vous aussi, monsieur.

TEMPLIER, baisant la jambe de Zubiri.

Quel est votre parfum ?

ZUBIRI, debout sur la table.

La verveine !

SÉRIO.

Zubiri !

ZUBIRI, complètement grise.

Tais-toi, cruel !

On entend un piano. Prêtant l’oreille.

Mais c’est La Esméralda qu’on tapote à côté ! J’ai dansé cette figure à Naples, au San Carlo, je me rappelle.

Attendrie.

Quelqu’un pense peut-être à moi, derrière ce mur. Je vous remercie, monsieur. J’aime beaucoup les hommes que je ne connais pas.

Elle envoie un baiser à la muraille, Esquissant un pas sur la table.

Quel dommage d’avoir une jupe aussi longue !

Elle retrousse sa robe et se met à danser.

SÉRIO, prêt à défaillir.

Zubiri !

ZUBIRI, continuant à danser.

Bah ! Qu’est-ce que ça te fait qu’on regarde ma jambe, puisque tu m’auras tout entière dans une heure ? Du reste, un peu plus tôt, un peu plus tard, ces Messieurs la posséderont comme toi ; ma jambe appartient à la France !

SÉRIO, avec désespoir.

Zubiri !

ZUBIRI, à Rodolphe, qui enlève les flambeaux de la table.

Fort bien, écartez ces candélabres, ou je m’en vais brûler mon... seul espoir de fortune.

SÉRIO, suppliant.

Zubiri !

ZUBIRI, à la cantonade.

Hé, les voisins, pas si vite ! Vous y êtes ? À la bonne heure.

Elle danse de plus en plus effrontément.

SÉRIO.

Zubiri !

Tout à coup elle s’embarrasse dans ses jupes et vient choir dans les bras de Rodolphe.

ZUBIRI, assise sur l’épaule de Rodolphe et déclamant avec folie, tandis que la musique joue en sourdine.

Si tu veux faisons un rêve.
Montons sur deux palefrois,
Tu m’emmènes, je t’enlève.
L’oiseau chante dans les bois !

RODOLPHE, sur le même ton.

Je suis ton maître et ta proie.

ZUBIRI.

Partons, c’est la fin du jour.

Désignant Sério.

Mon cheval sera la joie.

TEMPLIER, désignant Sério.

Ton cheval sera l’Amour !

SÉRIO.

Zubiri !...

ZUBIRI.

Nous ferons toucher leurs têtes,
Les voyages sont aisés,
Nous donnerons à ces bêtes
Une avoine de baisers !

Elle entoure Rodolphe de ses bras et lui applique un baiser sur la bouche.

SÉRIO, d’une voix éteinte.

Zubiri !

ZUBIRI, son verre à la main.

Viens, sois tendre, je suis ivre.
Ô les verts taillis mouillés !
Ton souffle te fera suivre.
Des papillons réveillés.

SÉRIO.

Zubiri !

ZUBIRI, de plus en plus exaltée.

Allons-nous-en par l’Autriche,
Nous aurons l’aube à nos fronts,
Je serai grand, et toi, riche.
Puisque nous nous aimerons.

SÉRIO.

Zubiri !

ZUBIRI.

Nous entrerons à l’auberge,
Et nous payerons l’hôtelier
De ton sourire de vierge,
De mon bonjour d’écolier !

RODOLPHE, l’embrassant.

De mon bonjour d’écolier !

SÉRIO, glissant de sa chaise et tombant à terre.

Zubiri !

ZUBIRI, sautant de la table, et courant à lui.

Qu’est-ce qu’il y a ? Tu te pâmes encore ? Sério !

TEMPLIER.

Cette fois, il est bien évanoui.

RODOLPHE, gravement.

Je crois qu’il est mort, Zubiri.

ZUBIRI.

Mort ? Allons donc, vous êtes fous ! Tous les soirs, j’assiste à la même tragédie. Sério ! Sério !

À genoux près de lui, avec amour, avec désespoir.

Rouvre tes yeux mon tendre ami. J’accepte que tu souffres, mais je ne veux pas que tu meures. Tu le sais bien. Allons, finis cette plaisanterie, et prends-moi dans tes bras comme ce matin.

RODOLPHE, considérant Sério.

Le bras retombe.

ZUBIRI, sanglotant sur le corps de Sério.

Oh ! tu ne me feras pas ce chagrin-là. Rappelle-toi les bons baisers que je t’ai donnés ; tu verras, je t’en réserve de meilleurs... tu ne bouges pas ! Sério !...

TEMPLIER.

C’est le second qu’elle tue.

ZUBIRI.

Mort !!!

On entend résonner le piano, dans la chambre voisine ; avec égarement, d’une voix éteinte.

La mélodie encor quelques instants se traîne
Sous les arbres bleuis par la lune sereine ;
Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait
S’éteint comme un oiseau se pose ; tout se tait.

Elle se relève, se rassied et pleure, le visage enfoui dans une serviette.

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